Sous la peau du monde
Claire Chatelet
« L’art suffirait donc à nous montrer qu’une extension des facultés de percevoir est possible. »
Henri Bergson1
Nombre de penseurs, qu’ils soient artistes, poètes, philosophes, ont mis à jour le rôle révélateur de l’artiste, le pouvoir décisif de dévoilement de l’art. Reprenant la belle formule d’Henri Michaux, Maurice Merleau-Ponty par exemple, explique que l’artiste doit « crever la peau des choses » pour « montrer comment les choses se font choses et le monde monde2 » ; Paul Klee affirme vouloir rendre visible sans reproduire le visible3 ; Kandinsky envisage la peinture comme une « contre-perception » qui permet de « voir l’invisible » 4. Si les dernières technologies numériques réactualisent cette problématique récurrente de la révélation, elles la prolongent également en agençant de nouveaux dispositifs (de production, de monstration) qui ouvrent des territoires esthétiques inédits où science, technologie et art cohabitent de manière productive, et où s’entrecroisent le sensible et l’intelligible.
Contre-percevoir, percevoir plus, percevoir autrement, rendre visible et audible le réel invisible, mais aussi, déréaliser le réel pour le poétiser, changer d’échelles, changer de rythmes (au sens spatial et temporel), entrer dans la matière, enregistrer les profondeurs de la terre et du paysage, scanner les limites du monde, représenter le flux de la pensée, pénétrer la mémoire, entendre le soleil…
Et puis : « laisser rêver une ligne5 » , laisser rêver un pixel, une onde sonore, un faisceau lumineux, une particule de vapeur d’eau ou de gaz rare ; laisser rêver une goutte, laisser rêver le spectre de l’invisible et le cycle du vivant, tel est le programme de l’édition 2022 du festival ]interstice[.
La présence humaine s’y fait rare, du moins si on l’aborde seulement en termes de représentation ou de figuration. En réalité, derrière les éléments, la nature, les paysages, la lumière, la matière, ou encore le vide que travaillent les artistes réuni·e·s dans cette édition, ce qui se révèle en creux c’est notre condition d’être-au-monde, dans ses multiples dimensions, biologique, psychologique, historique, culturelle, sociale, et bien entendu, imaginaire. Rejoignant ainsi le « matérialisme onirique » de Gaston Bachelard, les œuvres présentées ici confirment que l’imagination, réveillée par les éléments, éveille à son tour notre conscience6. La ligne rêve et, dans cette latence, dans cet interstice, elle s’informe en ligne de conscience7. « À quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ?8 » , se demande Henri Bergson.
Il est aussi question de sens et de sensorialité dans cette 16ème édition du festival, de perturbation, d’amplification, de stimulation des sens, et donc de corporéité. Si les œuvres proposées défigurent le réel jusqu’à l’abstractiser, elles en matérialisent néanmoins les manifestations les plus souterraines, les plus invisibles ou les plus imperceptibles, et nous les font physiquement éprouver. En dévoilant des facettes insoupçonnées de notre réalité, elles nous mettent donc en contact avec une nouvelle image du monde, qui oblige à nous interroger sur les rapports que nous entretenons avec notre environnement, entendu tout à la fois sur un plan physique et sur un plan technique. C’est précisément dans cette invitation réflexive que réside leur potentiel critique.
Ancré·e·s dans une démarche créative alliant l’artistique, le technologique, le scientifique, et dépassant largement les simples enjeux formels du numérique, les artistes invité·e·s parlent de notre présent et de notre futur, sans nécessairement s’abstraire du passé, et c’est sans doute ce qui fait toute la complexité, l’intensité et la richesse de leurs œuvres. Celles-ci se présentent sous des formes, des supports, des configurations et agencements multiples (œuvre générative, modélisation 3D, film, installation cinétique, sculpture d’air, ballet sonore, performance…), mais toutes procèdent d’une interprétation — ou mieux d’un transcodage — de données issues du réel (courant électro-magnétique, paysages, cratère météoritique, forêt, soleil…), ou encore de la conversion d’un signal ou d’un flux (luminosité d’une image, activité cérébrale…). En appliquant un code spécifique, elles opèrent alors une fictionnalisation du réel, mais tout en conservant leur valeur documentaire primordiale. Ainsi documentent-elles le monde, tout en nous le faisant éprouver.
Il ne s’agit plus, dans ces installations singulières, de ligne de dessin ou de trait de peinture, mais de captation par radio-téléscope, par sonar, par scanner 3D, par caméra infra-rouge, par drone ; d’enregistrement d’informations bathymétriques, d’impression 3D, de calcul algorithmique, d’échantillonnage sonore, de programmation… et pourtant… les mots d’Henri Michaux me paraissent étonnamment faire sens dans ce contexte de « mise en œuvre » de technologies de pointe : « On peut les suivre mal ou bien, sans jamais risquer d’être conduit à l’éloquence, toujours évitée, toujours évité le spectaculaire, toujours dans la construction, toujours dans le prolétariat des humbles constituants de ce monde.
Sœur des taches, de ses taches qui paraissent encore maculatrices, venues du fond, du fond d’où il revient pour y retourner, au lieu du secret, dans le ventre humide de la Terre-Mère9 ».
1 La pensée et le mouvant [1938], Paris, PUF, Quadrige, 1990, p. 150.
2 L’œil et l’esprit [1960], Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1985, p.69.
3 Confession créatrice [1920], Genève, éditions Gonthier, 1964.
4 Michel Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky [1988], Paris, PUF Quadrige, 2005.
5 Selon les mots de Henri Michaux à propos de la peinture de Paul Klee (Aventures de lignes, repris dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. II, Pléiade, p. 360-363).
6 L’air et les songes : Essai sur l'imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943.
7 Je me réfère encore au poème Aventures de lignes de Henri Michaux.
8 La pensée et le mouvant, op.cit., p. 149.
9 Aventures de lignes, op. cit.
Docteur en études cinématographiques, Claire Chatelet est maître de conférences en audiovisuel et nouveaux médias à l’Université Paul-Valéry (Montpellier 3). Elle est membre du laboratoire RIRRA21, sa recherche porte sur les écritures audiovisuelles interactives et les enjeux esthétiques/esthésiques des nouveaux écrans. Elle a notamment publié Les dispositifs immersifs : vers de nouvelles expériences de l’image et du son (Cahier Louis-Lumière, no13, septembre 2020), et a co-dirigé : La Femis Présente :
La réalité virtuelle, une question d’immersion ? (avec C. San Martin et C. Lepesant-Lamari, Éditions Rouge Profond, 2019), Formes audiovisuelles connectées : Pratiques de création et expériences spectatorielles (avec A. Rueda et J. Savelli, Presses Universitaires de Provence, collection « Digitales », 2018).
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